Les réflexions qui suivent sont tirées d’un séminaire que j’ai donné à la Sorbonne en décembre 2012. J’ai longtemps hésité avant de les poster en raison justement du caractère inabouti et non exhaustif de ce travail….Toutefois, face à l’absence de travaux qui explorent les questions de genre dans le conflit syrien actuel, je me permets de présenter ces quelques modestes pistes de réflexion en espérant qu’elles soulèveront des interrogations et des retours….Il convient de préciser que le texte n’a pas été retouché depuis décembre 2012. La première partie (historique) est largement inspirée de mon article publié en 2009 dans Hérodote: « Femmes, voile et pouvoir en Syrie ».
On l’a vu, de la Tunisie à l’Egypte en passant par le Yémen, les femmes ont participé à part égale avec les hommes aux manifestations et à ce titre, elles ont subi de plein fouet la répression violente des régimes autoritaires. Toutefois, à l’instar de ce qui se passe en Tunisie, perçue par les Occidentaux comme un véritable laboratoire du processus transitionnel dans les pays arabes, les bouleversements socio-politiques entrainés par la chute des anciens dictateurs semblent avoir créé une réelle menace de retour en arrière pour les femmes en matière de droit. En Europe, cette situation contredit les représentations qui ont dominées les premiers temps des révolutions arabes, à savoir que la question des valeurs universelles des droits de l’homme se trouvaient au cœur des aspirations populaires. Or pour nous, ainsi qu’aux yeux de certains cercles d’élites arabes rompus aux valeurs occidentales, la question de l’égalité homme/femme fait partie intégrale des droits de l’homme. Les processus en cours en Tunisie, en Egypte ou en Libye pour ne citer qu’eux, prouvent que cette articulation ne va pas de soi pour tous.
Le cas de la Syrie m’apparait encore moins évident.
La violence, les milliers de morts (30 000 selon l’ONU mais en réalité, certainement plus) et les destructions d’infrastructures, entrainent progressivement la déstructuration des cellules familiales, à l’instar de ce qui s’est produit en Irak à partir de 2003.
Par conséquent, il est important de s’interroger sur les impacts que la crise actuelle est susceptible de produire sur la place de la femme au sein de la société syrienne. Avec toujours en filigrane cette question : une révolution au sens politique et militaire du terme entraine-t-elle forcément une révolution des schémas de genre et en particulier, la rupture de l’ordre patriarcal prédominant ? La révolution entraine-t-elle nécessairement un processus d’émancipation de la femme ?
Partie 1 : Etat des lieux du statut de la femme à la veille du soulèvement en Syrie
Les mobilisations féminines ont beaucoup évolué depuis le déclenchement des premières manifestations, en mars 2011. Elles doivent être néanmoins appréhendées dans le cadre d’un processus s’étendant sur plus d’un siècle, oscillant sans cesse entre avancées, stagnations, voir même ces dernières années recul de leur statut.
A- De la fin du XIXe siècle jusqu’au début des années 1980 : phase de processus d’émancipation politique
1/ La place de la femme au sein du projet nationaliste arabe
La plupart des premiers nationalistes arabes, originaires de Syrie, étaient de parfaits francophones (voir des polyglottes). La langue française représentait un outil d’apprentissage, d’accès aux nouvelles technologies, à la science mais aussi, à de nouveaux modes de pensée. Y compris sous le mandat français (1920-1946), Paris joua un rôle décisif dans la formation intellectuelle de ces élites nationalistes. Les femmes issues de ces grandes familles urbaines n’étaient pas en reste. Évoluant dans un milieu familial sensibilisé aux idées émancipatrices européennes, éduquées et instruites dans des écoles tenues par des sœurs latines, elles eurent accès, grâce à la maitrise de la langue française, non seulement à la littérature européenne mais aussi aux idées politiques et philosophiques en vogue dans les milieux intellectuels parisiens.
Dans les années 1920, les nationalistes syriens et les mouvements de femmes ont placé la question de l’émancipation des femmes au cœur de l’enjeu de la construction sociale.
Grâce à leurs journaux et aux salons littéraires qu’elles tenaient, les Syriennes ont conquis leurs droits de visibilité dans l’espace public en portant le débat sur les rapports sociaux entre les deux sexes (la fin de l’exclusion des femmes de la sphère publique, l’égalité des sexes) et sur les droits politiques de la femme (droit de vote et droit d’éligibilité.) Le rôle des intellectuelles syriennes, à l’image de Marie ‘Ajami, grande journaliste et romancière, au sein du mouvement nationaliste arabe s’est révélé majeur.
2/ L’idéologie ba’thiste et l’image de la femme émancipée
La 3e génération de nationalistes arabes apparue dans les années 1930 trancha radicalement par rapport aux précédentes. Les nouveaux mouvements politiques créés à cette époque (dont la Ligue d’action nationale, ancêtre du parti Ba’th) s’engagèrent résolument dans un processus de rupture pour répondre aux bouleversements sociaux et économiques survenus depuis plusieurs décennies : apparition d’une classe moyenne et d’une nouvelle bourgeoisie industrielle, éduquée à l’européenne, etc.
Les pères fondateurs du Ba’th furent imprégnés de valeurs occidentales. Zaki al-Arsouzi, le premier idéologue du parti, alaouite, séjourna à Paris de 1927 à 1930. Séjour qui fut sans conteste déterminant dans son orientation idéologique. Boursier du mandat français, il étudia la philosophie à la Sorbonne. Il fut largement influencé par des intellectuels tels que Georges Dumas, Emile Bréhier, Léon Brunschvicg et surtout le philosophe Bergson. Son attachement à certaines valeurs françaises, telles que la liberté, le sécularisme et l’égalité des chances entre les sexes sont bien connues.
Les deux autres idéologues du Ba’th, Michel Aflaq, grec-orthodoxe et de Salaheddine Bitar étudièrent également à la Sorbonne. Les contacts noués en France auprès de responsables communistes français influencèrent la pensée de M. Aflaq et S. Bitar, notamment en matière de « socialisme arabe », une sorte d’adaptation des modèles politico-sociaux européens aux réalités des sociétés arabes.
Ainsi, dans la Constitution du parti Ba’th adoptée le 17 juin 1947, l’article 12 de la seconde partie consacrée aux principes généraux, stipule : « La femme arabe jouit de l’intégralité des droits civiques, et le parti lutte en vue d’élever son niveau pour l’en rendre capable. » Dès 1970, après le coup d’Etat qui amena Hafez al-Assad au pouvoir, des femmes, majoritairement issues des minorités confessionnelles et des zones rurales, principaux piliers du Ba’th, furent recrutées au sein des forces armées du régime ba’thiste et représentées à tous les niveaux de la scène politique. L’image de la femme « combattante », militaire, émancipée, fut largement exploitée par la propagande ba’thiste. L’entrée triomphale de la société syrienne dans le processus de modernité devait nécessairement passer par l’émancipation de la femme, en l’affranchissant des chaines de la servitude imposées par une société patriarcale archaïque. La promotion de la femme passait par des projets de développement, notamment dans les zones rurales (à titre d’exemple, des campagnes d’éducation et de formation des femmes menées sous l’égide de l’Union des Femmes de Syrie, organisation populaire au service des intérêts du régime).
C’est ainsi en Syrie que furent nommées la première vice-présidente de la République et la première procureure générale du monde arabe. Cet élan égalitariste et séculier a pourtant parfois dégénéré, revêtant des formes extrémistes. Il est ainsi arrivé que des groupes de militants ba’thistes s’en prennent violemment à des femmes voilées, leur arrachant en pleine rue leur voile, provoquant un profond traumatisme au sein des familles sunnites conservatrices. Dans les années 1980, les agissements incontrôlés de certains fils d’officiers ou de hauts responsables alaouites qui kidnappaient et violaient de jeunes filles (toutes confessions confondues) ont également renforcé le repli communautaire des familles des victimes.
B- Stagnation de l’émancipation économique et sociale de la femme syrienne
1/Persistance d’une société patriarcale rejetant toute forme de mixité sociale
Bien que la condition de la femme se soit améliorée depuis plusieurs décennies, grâce à l’accès à l’enseignement supérieur et au travail, la présence de la femme sur le marché du travail demeure encore faible dans de nombreux domaines (politique, économique, social). Leur taux de fécondité demeure particulièrement élevé (2,60), phénomène qui est principalement dû à leur marginalité sur un marché du travail saturé où le taux de chômage dépasse largement les 20% de la population active.
Cette marginalité renforce la prédominance des structures patriarcales en Syrie qui cloisonnent la femme dans un espace social et culturel limité. La Syrie demeure en effet un pays à majorité musulmane sunnite où certains codes sociaux et religieux persistent, à l’instar du rejet de toute forme de mixité sociale. Les femmes sont considérées comme des êtres faibles et fragiles qu’il faut protéger de la menace extérieure. A l’école, la mixité n’est appliquée qu’en primaire et encore, pas dans les écoles privées. Cette absence de mixité sociale influe indubitablement sur la formation des représentations du sexe opposé. De nombreux acteurs politiques ba’thistes sont eux-mêmes réfractaires à l’idée que leur épouse envisage une carrière politique. C’est bien la visibilité publique qui pose problème, nonobstant les considérations confessionnelles .Or, l’engagement politique implique une existence publique, la multiplication des relations avec des hommes et la construction de réseaux.
Toutefois cela n’empêche pas les femmes de s’illustrer brillamment dans les études supérieures et si on prend un domaine où elles se distinguent remarquablement, c’est bien celui de la magistrature, où elles sont majoritairement voilées. L’accès aux fonctions de magistrat se fait sur concours, ce qui « démocratise » ce domaine. En outre, le poste de magistrat est considéré comme noble (sic, malgré la corruption endémique), à l’abri de toute atteinte à l’honneur et à l’intégrité physique de la femme.
La multiplication des femmes voilées dans le monde professionnel traduit la perte d’influence du mouvement nationaliste laïc et progressiste arabe au détriment d’un mouvement réactionnaire de réislamisation sociale qui, à mesure que ses comportements sociaux s’imposent, s’accompagne d’un certain conformisme.
2/ Reconfiguration sociale : phénomène de réislamisation sociale de la sphère publique
Depuis le début des années 1980, à l’instar des pays arabes voisins de la Syrie, on a assisté à une dynamique de « réislamisation » de la sphère publique dont le port du voile islamique, jusqu’alors minoritaire, notamment en zone urbaine et dans certaines campagnes, est indéniablement le symbole. Ce phénomène s’est traduit par son caractère massif et la rapidité de son extension : foulard islamique, barbe taillée, fréquentation et multiplication de la construction de mosquées, recours aux formules coraniques dans les discours officiels, multiplication des cours de religion, développement de réseaux féminins conservateurs, etc.
La période de guerre civile de 1979 à 1982 est fondamentale pour comprendre la portée de ce phénomène.
Sur fond de crise économique ayant touché les anciennes élites urbaines (déjà fortement affectées par les mesures de nationalisation dans les années 1960), les petits notables, les commerçants et artisans urbains, qui ne surent pas s’adapter aux nouvelles techniques européennes et se moderniser, une crise sociale éclata.
Elle gagna en 1970 l’ensemble des villes du pays. Unique opposition politique structurée, la confrérie des Frères musulmans fut le fer de lance des troubles qui menacèrent la survie du régime alaouite. La vague d’attentats perpétrés contre des alaouites de 1979 à 1982 contribua à renforcer la « mentalité de forteresse » de cette communauté longtemps honnie par la majorité sunnite, déclenchant une répression disproportionnée donnant lieu à de terribles massacres de civils, tels que ceux à Hama en février 1982.Depuis lors, les interprétations politiques de l’islam sont bannies de l’espace public, toute forme d’Islam politique ou de soupçon d’appartenance à la confrérie des Frères musulmans est passible de la peine capitale.
Cet épisode continue néanmoins de nourrir la mémoire collective de pans entiers de la société pour qui le port de signes religieux revêt indubitablement une dimension politique. Il va sans dire que la répression exercée par le régime depuis mars 2011 a très largement réactivé les sentiments de haine et de vengeance liés à cet épisode noir.
Dans les années 1980, tout un réseau d’institutions islamiques (éducatives et caritatives) s’est développé en Syrie, sous l’œil vigilant des autorités syriennes.
Il faut dire que l’accaparement des richesses du pays par la nomenklatura syrienne au détriment de la majorité de la population et la suppression des libertés civiles, a contribué à la disparition progressive d’une classe moyenne comme phénomène d’ascension sociale qui aurait crédibilisé le développement d’une société laïque. L’islam s’est imposé progressivement comme un enjeu de légitimation politique.
L’influence des pays du Golfe par le biais entre autres du financement de la construction de mosquée et les chaines satellitaires s’est traduite par l’émergence de pratiques conservatrices salafistes rejetant les anciens rites soufis et les tendances laïques. Aucun milieu social ni territoire n’échappent à cet effet de mode. La population sunnite étant passée de 62 % de la population en 1953 à 70 % 30 en 2004, en raison de son fort taux de fécondité, la part respective des minoritaires confessionnels s’est réduite de manière significative, ou, à l’instar de la communauté alaouite, se maintient difficilement. Ce qui explique l’augmentation de leurs représentations de menaces. La majorité des femmes chrétiennes, alaouites ou druzes sont littéralement terrorisées par l’émergence et l’ampleur de l’emprise sociale de phénomènes tels que les Qubeissiyat, les femmes prédicatrices. Initialement interdits par le pouvoir, ces réseaux de prédication islamique clandestins ont connu une telle ampleur auprès des milieux sunnites citadins, et notamment de l’élite éduquée et aisée, que l’Etat a fini par les autoriser en 2005. Elles sont présentes dans les mosquées et elles gèrent de très nombreuses écoles privées réservées aux jeunes filles. Ce phénomène de regain de religiosité renforce le repli sur les valeurs conservatrices de la famille et du groupe communautaire. Cela ne va pas sans poser de sérieuses remises en question du socle identitaire national dans un État qui s’est toujours revendiqué haut et fort séculier
C- La place de la femme dans la stratégie de légitimation du régime de Damas
1/Communautarisation des instances du pouvoir
Jusqu’à l’éclatement de la crise syrienne en 2011, la sphère politique syrienne constituait un terrain d’observation remarquable car il s’inscrivait à contre-courant des dynamiques sociales. Les femmes politiques et intellectuelles rencontraient de plus en plus de difficultés à imposer leur combat d’émancipation. Elles sont passées d’une situation de domination de l’espace public dans les années 1970 à un nouveau rapport de force social séparant de plus belle les deux sexes et sacralisant le rôle maternel de la femme. La mixité étant déconsidérée, seules les femmes les plus affranchies des règles sociales parviennent à s’imposer. Pour autant, le régime n’a rien fait sur le plan légal pour améliorer le statut de la femme syrienne. Elle ne peut pas transmettre sa nationalité aux enfants, elle n’hérite que de la moitié de la part des garçons, etc. Cela nous amène à réfléchir sur la place de la femme dans la stratégie de légitimation du régime syrien ? Quelques petits rappels là encore s’imposent.
En Syrie, au nom de l’unité de la nation arabe syrienne, les particularismes identitaires ont été bannis des discours et des chiffres lors de l’arrivée du Ba’th au pouvoir. Le dernier recensement faisant référence à la répartition confessionnelle et à sa géographie date de 1960 ; aussi les chiffres brandis par les acteurs du conflit actuel sont-ils à prendre avec une grande prudence. Pour autant, les chiffres constituent un véritable enjeu de pouvoir : depuis 1970, le clientélisme communautaire a été érigé en pratique incontournable de l’exercice du pouvoir. Le régime syrien mis en place par Hafez el-Assad repose en effet sur une dualité de systèmes. Les institutions « d’apparence » démocratique (gouvernement, Conseil du peuple, magistrature et syndicats) sont doublées par un système parallèle reposant sur des principes archaïques d’« esprit de corps », réunissant autour de la figure du président des officiers alaouites. À tous les échelons du pouvoir « officiel », la répartition des postes, répond à des exigences de représentativité (dont celle du genre) et, à un degré moindre, de proportionnalité des différentes appartenances identitaires (confessionnelles, ethniques, régionales et sociale). Qu’en est-il au juste de la représentativité féminine ?
Lors du Xème congrès du parti Baath en juin 2005, il fut décidé qu’à l’ensemble des échelons de la hiérarchie du parti, les femmes devraient désormais représenter au minimum 25% des composantes. Ce message fort ne fut pas suivi intégralement dans les faits. En revanche, ce qui fut déjà acquis mais parfois, de manière fort laborieuse, c’est la représentativité féminine au sein de l’ensemble des institutions étatiques et ba’thistes (gouvernement, parlement, comité central et régional du Ba’th, etc.) Le régime s’est toujours efforcé de se rallier des personnalités féminines issues de l’ensemble des différentes classes sociales et groupes communautaires. Lors des élections internes au parti, bien que souvent, aucune femme ne remporte le nombre de suffrages nécessaires, les responsables procèdent à un « remaniement » des voix par lequel la femme recueillant un maximum de suffrages parmi les candidates, se voit élue, au détriment des hommes. Cette pratique peu démocratique est justifiée par le fait que les candidates souffrent d’un déficit chronique de visibilité et donc de popularité, ce qui ne leur permet pas d’être élues démocratiquement. C’est d’autant plus vrai pour les femmes sunnites.
2/Conséquences sur la représentativité politique de la femme
Jusqu’en 2011, la surreprésentation des minorités confessionnelles demeure néanmoins une réalité. Le régime, en déficit constant de représentativité féminine sunnite, offre donc des postes honorifiques aux Sunnites afin de les récompenser de leur loyauté et d’instrumentaliser les aspects communautaires, régionaux et socioprofessionnels qu’elles sont susceptibles d’incarner. Elles sont doublement otages du régime minoritaire, en raison de leur sexe et de leur appartenance confessionnelle.
Au niveau de la scène internationale, le régime est conscient du profit qu’il peut tirer d’une représentation féminine élargie et acquise à un système de valeurs occidentales.
Ces femmes constituent un instrument politique susceptible de conférer une image fréquentable de la Syrie. Ce sont des faire-valoir, les atouts de charme, les vitrines du pouvoir.
Elles sont souvent nées ou ont étudié en Europe ou aux Etats-Unis. Elles sont toutes rompues aux us et coutumes sociales de ces pays, certaines continuent d’ailleurs de s’y rendre régulièrement. Leur proximité avec des élites politiques, économiques et intellectuelles occidentales constituent des atouts fondamentaux aux yeux du régime.
Quelle que soient leur classe sociale, leur appartenance communautaire ou leur importance politique, les femmes exposées dans les médias étrangers adoptent toutes un style vestimentaire occidental et aucune ne porte le voile. A ce titre, l’exemple de la présidente de l’Union Générale des Femmes de Syrie, Souad Bakour, est tout à fait inédit. Sunnite voilée, elle a retiré son hijab peu de temps après sa nomination le 8 avril 2009. Chose absolument impensable en dehors de la sphère politique.
Certaines d’entre elles sont devenues ces dernières années de véritables interlocutrices privilégiées des journalistes occidentaux, à l’instar d’Asma al-Assad. Belle, élégante, parfaitement anglophone, à la tête de l’unique et puissant réseau syrien d’ « ONG développementalistes » visant à pallier les carences de l’Etat, elle s’est imposée comme une interface entre les institutions internationales, le régime et les acteurs des associations privées syriennes. Sur le plan interne, dans la stratégie de légitimation du pouvoir, son appartenance à la communauté sunnite (elle est originaire de Homs) est fondamentale pour faire oublier les origines sectaires et l’usurpation du pouvoir par un clan alaouite.
Au niveau de la représentation féminine purement interne, certaines femmes politiques sont exclusivement le fruit de l’ascension pyramidale au sein du parti Ba’th, à l’image de Chahinaz Fakouch, sunnite, non voilée, originaire de Deir Ez zor, seule femme nommée au sein du commandement régional du parti Ba’th. Elle était jusqu’alors le symbole du soutien traditionnel des paysans au parti socialiste ba’thiste.
C’est cependant à l’Assemblée du peuple que les femmes syriennes dans leur diversité sont le mieux représentées. Dans une société qui valorise les aspects extérieurs et honorifiques des fonctions, l’assemblée, dénuée de tout pouvoir politique réel, constitue un espace symbolique de faire-valoir public. En général, on compte une moyenne de deux à trois femmes députées par gouvernorat. Contrairement aux autres instances institutionnelles, la composition féminine de l’hémicycle parlementaire est fidèle à l’hétérogénéité des comportements moraux et vestimentaires de la société syrienne. Néanmoins, ceux et celles qui se démarquent par leur nomination à des postes prestigieux (doyens, ambassadeurs, etc.) présentent là encore un profil vestimentaire affranchi des codes moraux de la société et un discours séculariste.
C’est donc dans ce contexte particulièrement complexe que le soulèvement syrien débuta en mars 2011.
Partie 2 : Identification et portée de la mobilisation féminine dans le soulèvement syrien (mars 2011-… ?)
La participation des femmes à l’effort de guerre prend des formes différentes selon les appartenances politiques (pro ou anti régime) et sociales (élites, classes moyennes, pauvres). Les modalités et la visibilité des actions diffèrent également fortement en fonction de la localisation géographique des actrices (sont-elles sur le terrain ou à l’étranger ?) et l’évolution temporelle de la nature du soulèvement (manifestations pacifistes, militarisation de l’opposition).
A- Caractéristiques générales
La distinction pro-anti régime s’avère peu opérante tant les lignes de clivages dépassent largement cette dimension. Certes, aujourd’hui, il est indéniable que le conflit revêt une dimension sectaire, avec entre autres, la réactivation des peurs minoritaires face à la militarisation et la radicalisation religieuse des opposants armés. Cependant, en mars 2011, en dépit des revendications à connotation largement politique (renvoyant, entre autres, à la corruption endémique et à l’absence de libertés civiles), ce sont bien les disparités économiques qui se sont retrouvées au cœur du mouvement de contestation pacifique et dénué de caractère communautaire. Pour s’en assurer, il suffit d’observer la géographie des manifestations et l’appartenance sociale des manifestants.
Manifestement, on se retrouve dans un contexte proche de celui de 1963, un remake de la « revanche des campagnes contre la ville ». A ce titre, Alep constitue un cas d’école. Les insurgés sont très majoritairement issus de la périphérie urbaine ou des campagnes environnantes. Cela explique qu’ils aient mis tant de temps avant d’être véritablement opérationnel, faute de maitriser la géographie urbaine d’Alep. La plupart des citadins qui en avaient les moyens sont partis se réfugier en Turquie. Les moins chanceux sont partis se réfugier dans d’autres villes, ou des quartiers moins touchés par les violences. On retrouve le même cas de figure à Damas. Jusqu’à aujourd’hui, de nombreux commerçants sunnites refusent de soutenir les rebelles armés, dans leur grande majorité originaires des autres gouvernorats de Syrie ou des campagnes environnantes.
Toutefois, il convient de préciser que ces lignes de clivages se superposent bien souvent avec celles des clivages communautaires. Bien qu’on compte également de nombreux Alaouites pauvres, les Sunnites (plus de 75% de la population) constituent l’immense majorité des classes prolétaires.
C’est pourquoi, dès mars 2011, le régime s’est appuyé sur la géographie des clivages communautaires pour circonscrire la contestation à l’échelle urbaine. La répartition spatiale des espaces mixtes ou des quartiers à majorité minoritaire, généralement pro régime ou neutres, ont empêché jusqu’à l’automne 2012 toute continuité territoriale entre les secteurs homogènes sunnites.
Bien que peu visibles sur la scène publique et largement cantonnée aux coulisses du mouvement, la mobilisation des femmes suit en grande partie ces lignes de clivage avec toutefois de nombreuses passerelles, les appartenances identitaires étant mobiles. Les femmes ne s’identifient pas exclusivement à leur appartenance de genre. De même, on note de grandes variations dans les formes et les modalités de l’engagement. Elles se mobilisent en fonction de leurs possibilités, leurs compétences et leurs réseaux.
Il serait erroné de croire que seules les couches populaires se sentent concernées par le despotisme et la corruption du pouvoir syrien. Bien avant le début du soulèvement, des femmes de l’intelligentsia syrienne mais aussi des avocates œuvraient à leurs risques et périls dans le domaine de la défense des droits de l’homme. C’est toutefois à partir de mars 2011 que ce phénomène prit l’ampleur qu’on lui connait.
B- Les enjeux de la présence des femmes dans les manifestations populaires
1/Répression et conservatisme social …
Lors de la première phase du conflit (manifestations populaires), on comptait très peu de femme voir aucune dans les quartiers pauvres sunnites ou très conservateurs des grandes agglomérations. En province, en fonction du degré de conservatisme des villes et des quartiers mais aussi en fonction des revendications, qui je le rappelle, n’étaient pas unifiées au niveau national, on a pu en voir un peu plus mais jamais de manière régulière. Quant aux manifestations volantes, ponctuelles qui ont lieu tous les jours dans l’ensemble des villes syriennes, les femmes n’y ont pris part que très rarement.
Les chiffres de la première phase du conflit parlent d’eux-mêmes. Les femmes et enfants furent nettement moins touchés que les hommes en termes de morts et d’arrestations. En janvier 2012, on comptabilisait 185 femmes tuées, 88 petites filles et de nombreuses disparues.
Il va sans dire que le degré de violence de la répression envers les manifestations pacifistes est sans précédent dans la région. Le regard maternaliste et familialiste de la société sur la place de la femme a également joué dans cette phase du conflit. Colonnes vertébrales de la cellule familiale, la femme syrienne est restée en retrait des mouvements des rues afin d’assurer la logistique et gérer les conséquences de l’activisme public de leurs hommes (repas, soins aux blessés, les enfants, couture, etc.) La répartition sexuée des tâches est à l’image de la société actuelle. La mixité de la sphère publique ne joue pas en faveur de l’engagement politique des femmes, notamment celles issues des milieux conservateurs. Symbole de l’honneur familial, il est souvent mal vu que les femmes et les hommes se retrouvent dans un espace public mixte. Il ne faut pas oublier qu’à l’origine, les manifestations dans les rues partaient des mosquées où le cloisonnement entre les sexes est de mise.
La peur de l’atteinte à la pudeur et du viol demeure très présente dans les esprits. Par conséquent, la majeure partie des femmes syriennes préfèrent des formes de mobilisations moins exposées publiquement et moins en contact avec les hommes. Dès lors, les mobilisations anonymes prennent de multiples formes : distribution de journaux ou de tracts clandestins, organisation de manifestations, collectes des données relatives à la répression (le nombre d’arrestations, d’assassinats, etc.) Ce sont les petites mains de l’ombre. Elles assurent également l’organisation et la logistique de nombreuses manifestations pacifistes. D’autres femmes participent à l’œuvre collective uniquement sans sortir de leur foyer. Certaines tiennent des blogs, rédigent des rapports pour les centres de médias. D’autres cousent des drapeaux, des teeshirts, des écharpes aux couleurs de la révolution, d’autres rédigent les banderoles des manifestations, écrivent des slogans.
Au niveau régional, la mobilisation des syriennes anonymes est également très forte, notamment au sein de petites associations, les Tanssiqia : elles réunissent de l’argent pour les familles dans le besoin, des téléphones satellites, des vêtements, des médicaments, elles cousent aussi des drapeaux, des écharpes, des bonnets, des robes aux couleurs de l’opposition, elles écrivent des poèmes, les postent sur les réseaux sociaux, elles participent aux manifestations au sein de leur groupe, etc.
Les femmes issues des milieux conservateurs et pauvres sunnites sont en effet plus à l’aise au sein de comités non mixtes. Ainsi, dès 2011, on observa l’apparition de manifestations exclusivement féminines dans la rue ou dans la sphère privée, dans les salons des foyers. Ce sont ces mêmes femmes qui relaient leurs propres manifestations éclair sur Youtube. Autrement, elles passeraient totalement inaperçues.
2/ …versus soutien au régime et sécurité
A contrario, jusqu’au début de l’année 2012, les femmes et les adolescents soutenant le régime étaient omniprésents et très visibles, que ce soit lors des manifestations nocturnes en voitures ou au cours des grands rassemblements (les « massirat ») sur les places centrales des villes.
Plusieurs paramètres expliquent cette différence de mobilisation : l’absence ou pas de danger (les manifestations anti-régime ont été férocement réprimées dès mars 2011 alors que les manifestations pro-régime étaient largement encouragées par le régime) et le degré d’émancipation des femmes (les femmes d’appartenance confessionnelle minoritaire et notamment les Alaouites sont proportionnellement plus éduquées et plus émancipées. Par-dessus tout, la mixité n’est pas rejetée au sein de leurs communautés respectives).
Notons qu’au printemps 2011, le régime mit fin aux activités des associations féminines, à l’exception de l’Union générale de la femme et de ses branches régionales. Ces structures se sont révélés être de redoutables instruments de mobilisation des femmes ba’thistes. Beaucoup de femmes fonctionnaires anti-régime n’ont eu d’autre choix que de se rendre aux manifestations pro-régime, redoutant la désapprobation de leurs collègues ou pire, la perte de leur emploi, pain béni dans un contexte de crise économique aigüe.
En écho avec les manifestations exclusivement féminines, (Je pense au « Vendredi des femmes libres de Syrie » organisé le 13 mai 2011, aux opérations « coup de poing » du 13 avril à Bayda où les femmes se sont rassemblées et ont marché sur le highway, en s’adressant directement aux caméras), les militantes pro-régimes ont tenu leurs propres manifestations. A titre d’exemple, en novembre 2011, des milliers de femmes se sont rassemblés sur la place symbolique de Bab Touma, quartier chrétien de Damas. Ainsi, on constate que les deux camps adoptent autour de l’image de la femme une approche et une stratégie de communication très proche.
En ce qui concerne les motivations des femmes « pro-régime », on compte l’adhésion aux représentations de complot international contre la Syrie, la peur des Islamistes et par conséquent, la peur d’un retour en arrière au niveau du statut de la femme et des droits des minoritaires, etc. Le régime s’appuie largement sur ces représentations de menace et continue d’instrumentaliser l’image émancipée des femmes pro régime. Ainsi, pour médiatiser le massacre de Daraya, il choisit une chrétienne au nom sans équivoque : Micheline Azar.
Il faut dire qu’assez classiquement, dans le cadre d’un conflit, en raison des valeurs que représentent les femmes dans de nombreuses sociétés, ces dernières deviennent de véritables instruments de mobilisation populaire, aux niveaux interne comme international, grâce aux charges émotionnelles qu’elles véhiculent. Ainsi, l’image de la femme a été instrumentalisée par le régime pour décrédibiliser l’adversaire, l’accusant de désinformation. Je pense en particulier à la fameuse affaire de l’assassinat de Zainab médiatisée par les opposants et reprise par les médias internationaux et qui est réapparue vivante quelques jours plus tard. Ou encore, l’histoire de cette bloggeuse syrienne arrêtée, qui s’est avérée être en réalité un Américain qui s’était inspiré de la bloggeuse, cette fois-ci bien réelle, Razan. Si le régime cherche tant à décrédibiliser l’image des femmes de l’opposition, c’est qu’il redoute l’ampleur et la portée médiatique bien réelle de leur activisme, que ce soit à l’échelle interne ou sur la scène internationale.
C- Enjeux de la visibilité médiatique des mobilisations féminines
La plupart de ces femmes partagent des valeurs de tolérance religieuse (elles ne se prononcent pas sur la dimension ethnique, trop sensible). En revanche, jusqu’à récemment, rares étaient celles à se positionner sur le terrain de la défense des droits de la femme. Seule la situation politique actuelle les préoccupe. En outre, jusqu’à présent, ces femmes, notamment celles issues des groupes minoritaires de l’opposition, continuent de nier tout danger de radicalisation religieuse en Syrie, dénonçant la barbarie du régime et sa prise en otage des minoritaires.
1/Les militantes « historiques »
Ces rares femmes sont sorties de l’ombre et ont été fortement médiatisées, donnant ainsi un visage féminin à un soulèvement jusqu’alors très masculin. Certaines, à l’instar de Suhair al-Atassi ou l’avocate Razan Zeitoneh, ont été en premières lignes du soulèvement dès mars 2011. Elles ont joué un rôle incontournable dans l’organisation, la structuration et la médiatisation internationale des comités de coordination de la révolution. Leur action leur a permis, pour certaines, d’entrer en contact et de se faire connaitre de pans entiers de la société qui leur étaient jusqu’alors inconnus. En effet, jusqu’alors, des personnalités comme Suhair al-Atassi étaient seulement connues de cercles d’intellectuels ou d’opposants au régime extrêmement restreints ou d’universitaires occidentaux.
Certaines d’entre elles ont établi des liens plus ou moins étroits avec des cercles politiques ou diplomatiques occidentaux grâce à leurs liens familiaux (elles sont souvent issues des grandes familles de nationalistes arabes ou des anciennes clientèles traditionnelles de la France) ou à leur expérience dans le militantisme (formation de réseaux de défense des droits de l’homme, connexion avec l’étranger) ou enfin leurs réseaux professionnels (elles ont fait leurs études ou elles ont travaillé à l’étranger).
En 2001,Suheir al-Atassi s’est fait connaitre en raison de son activisme lors de ce qu’on a appelé le « printemps syrien ». Elle tenait un célèbre salon politique qui depuis a été fermé. Petite fille d’un des plus célèbres nationalistes syriens, elle a mis son nom de famille prestigieux et ses réseaux internationaux au nom de la lutte contre le régime. Al-Jazeera l’a sortie quelque peu de l’anonymat en retransmettant en direct un discours adressé aux manifestants du quartier Khaldiyé à Homs en décembre 2011. Incontournable dans le processus de structuration du mouvement révolutionnaire sur le terrain, c’est pourtant à l’étranger qu’elle est la plus populaire. Depuis l’automne 2011, elle vit en France où elle œuvre pour faire avancer les négociations entre les différents courants de l’opposition et faire du lobbying auprès des puissances occidentales. Son parcours de militante a fait l’objet de nombreux articles dans la presse française.
2/Les militantes de la blogosphère
Razan Zeitouni incarne cette nouvelle génération de militantes de défense des Droits de l’homme, rendue célèbre grâce à son activisme sur les réseaux sociaux. Cette avocate lutte pour la défense des droits de l’homme depuis des années. Inconnue jusqu’à mars 2011, elle a beaucoup milité sur le terrain et depuis, a organisé de nombreuses manifestations pacifistes. Elle vit désormais cachée, traquée par les services sécuritaires du régime. Son engagement militant et ses sacrifices personnels en ont fait une véritable icône des médias occidentaux et des bloggeurs syriens anti-assad.
Elle a ouvert la voie à l’apparition de nouvelles militantes, étudiantes, journalistes, avocates, architectes, etc. Certaines œuvraient bien avant le déclenchement du soulèvement et des manifestations publiques. La protection qu’offre Internet leur permettait de dénoncer l’atteinte aux droits de l’homme, aux droits des femmes et des enfants, la corruption, et ce, quelle que soit leur appartenance communautaire.
La plupart était néanmoins dépolitisées avant mars 2011. C’est l’horreur inqualifiable de la répression du régime qui a eu raison de la peur de ces jeunes femmes éduquées. Elles ont décidé de prendre position à travers des blogs ou des sites d’opposition sur Internet. Elles rédigent des comptes rendus sur la répression ou des articles pour des sites d’opposition comme le Centre syrien des Médias et de la liberté d’expression.
Le sort de ces militantes arrêtées et torturées est fortement relayé par les réseaux sociaux (sur Facebook, des pages en anglais, français et arabe sont entièrement consacrées aux jeunes activistes arrêtées, des pétitions sont signées pour leur libération). Ce phénomène contribue à les sortir de l’anonymat au niveau international.
Toutefois, il convient de préciser que la majorité des Syriens n’ont pas d’accès régulier à Internet. Les cafés internet sont extrêmement surveillés et la pénurie d’électricité n’améliore pas la situation. Ils ne sont donc pas touchés par ce phénomène de blogosphère. A ce titre, la chaine qatarie Al-Jazeera joue un rôle bien plus important dans la mesure où elle touche un public nettement plus large.
3/Les artistes et écrivains
Le cas des artistes est un peu à part en raison de leur très grande popularité en Syrie, la production de séries télévisées syriennes étant très importante et diffusée par les chaines satellitaires dans l’ensemble des pays arabophones.
Longtemps accusés de bénéficier des largesses et du soutien du régime, les artistes syriens se sont retrouvés très rapidement dans le collimateur à la fois du pouvoir et de l’opposition. De nombreux artistes ont en effet signé les deux manifestes successifs appelant à l’arrêt des violences à Deraa et à l’acheminement de l’aide humanitaire. Ils ont reçu, personnellement ou leurs proches, de très graves menaces, et par conséquent, ils ont dû fuir ou se taire de nouveau.
Parmi ces artistes, certaines se sont distinguées, notamment des femmes issues des minorités confessionnelles et surtout une en particulier ; Fadwa Souleiman, l’une des très rares femmes à bénéficier d’une aura nationale en Syrie. Actrice syrienne d’origine alaouite, elle est devenue le symbole féminin du refus de l’instrumentalisation communautaire par le régime. En novembre 2011, elle s’est fait remarquer par son discours adressé à la population syrienne, les cheveux coupés à la garçonne, sans maquillage, habillée en rebelle. Cette vidéo a fait le tour des réseaux sociaux nationaux et internationaux et a été fortement relayée par les chaines satellitaires arabes. Véritable icône populaire des révolutionnaires, y compris dans les quartiers les plus pauvres et conservateurs de Homs, elle a dû néanmoins très rapidement se cacher car elle était traquée par ses coreligionnaires et les partisans du régime. Reniée par sa propre famille, elle a finalement dû fuir et se réfugier en France fin mars 2012.
Samar Yazbek est un autre exemple d’artiste d’origine alaouite, refusant d’être prise en otage par le régime syrien. Installée depuis juillet 2011 à Paris, elle témoigne inlassablement de son expérience dans les geôles syriennes à travers des articles, des colloques, des débats et un ouvrage qui vient de paraitre. En revanche, elle ne bénéficie d’aucune popularité auprès des masses syriennes sur le terrain.
La sur médiatisation de ces femmes minoritaires (alaouites, druzes, chrétiennes), ou de sunnites non voilées et leur discours revêt une portée politique indéniable. Leur visibilité répond à un sentiment impératif de contrer tout amalgame avec le « féminisme d’Etat ». En effet, dans les représentations populaires, les femmes occidentalisées et laïques ont été associées au régime et donc à la corruption et à la mainmise des minoritaires sur les postes à haute responsabilité de l’Etat. Il est par conséquent essentiel que dès à présent, ces femmes à l’allure moderne, émancipée et non voilées se dissocient totalement des Asma, Bushra et Butheina, qui font l’objet d’un immense rejet populaire. Précisons aussi que si ce type de femmes s’investit davantage dans la sphère publique. Cela est en partie dû aux facilités intrinsèques liées à leurs communautés respectives, plus ouvertes sur la question de la mixité.
Toujours est-il qu’un constat s’impose. La médiatisation des noms et visages de ces femmes les ont obligées à se réfugier à l’étranger ou à vivre cachées en Syrie, traquées par le régime.
Partie 3 : Impacts et enjeux de la transformation de la nature du conflit sur la place de la femme dans la Syrie post Assad.
A- Evolution de la nature et des modalités de mobilisation
1/Rôle croissant de l’opposition en exil
Désormais, seul l’anonymat confère une certaine sécurité et une plus grande marge de manœuvre aux femmes mobilisées sur le terrain. Celles qui se font interviewées par les médias utilisent des pseudonymes et lorsqu’elles passent à la télévision, elles se voilent entièrement jusqu’au niveau du nez et portent de grosses lunettes noires afin qu’on ne les reconnaisse pas. A titre d’exemple, on peut citer Sheima al-Bouti qui témoigne régulièrement sur Al-Jazeera (il s’agit d’un nom d’emprunt qui n’est pas anodin, al-Bouti renvoyant à une grande famille sunnite damascène incarnée en la personne du grand Mufti de la RAS, soutien inconditionnel du régime).
Pour continuer leur combat, les militantes sur le terrain qui bénéficiaient déjà en amont de relais politiques et diplomatiques occidentaux ont pu s’exiler à l’étranger pour continuer leur action. Au premier rang desquelles Suhair al-Attassi, proche des Français, mais aussi Rima Flihan d’origine druze, écrivain, activiste plusieurs fois arrêtée en Syrie, exilée en et représentante des Comité locaux de coordination, Samar Yazbek, Fadwa Sleiman, etc.
Les médias mais aussi l’Elysée et le Quai d’Orsai les ont largement sollicitées. A titre d’exemple, on peut citer la conférence de presse d’Alain Juppé tenue le 25 avril 2012 en leur compagnie.
On trouve d’autre part des femmes d’origine syrienne qui n’ont jamais ou sinon peu vécues en Syrie. La plupart de ces élites (universitaires, architectes, artistes, etc.) sont tout à fait intégrées au sein des cercles politiques et universitaires occidentaux (et notamment français), ce qui facilite l’impact de leur activisme et leur visibilité. La plus connue est incontestablement Basma Kodmani, ancien chercheur au CERI et à l’IFRI, co-directrice de l’Académie diplomatique internationale avec J.C Cousseran, membre fondateur et ancienne porte-parole du CNS. Fille d’un diplomate syrien, on lui a beaucoup reproché son absence totale d’ancrage sur le terrain et surtout l’absence de passé d’opposante au régime. Sa nomination fut considérée comme un parachutage. Caution des laïcs, elle a démissionné l’été 2012. Sa sœur Hala Kodmani est journaliste à Libération. Ancienne responsable du desk arabe de France 24, elle est la présidente de Souriya Houriya.
A l’instar du régime syrien, le Conseil National Syrien a largement exploité les figures féminines pour adoucir son image sur les plateaux télévisés occidentaux. Là encore, la surreprésentation des femmes non voilées et minoritaires au sein de l’opposition en exil n’est pas un hasard.
Cette stratégie de communication basée sur l’image de la femme syrienne, émancipée, moderne, laïque, renvoient largement à celle du régime. Elle vise à compenser la montée en puissance des courants islamistes sur le terrain mais aussi au sein de l’opposition en exil.
En outre, un public occidental sera plus sensible au sort du peuple syrien si on lui propose des portraits de femmes répondant aux critères d’émancipation occidentale (qu’il conviendrait d’ailleurs de préciser). En revanche, et c’est une première, les médias syriens cherchent désormais à légitimer l’action du pouvoir en instrumentalisant l’image de femmes sunnites du « peuple », c-a-d voilées. Je dis « première » car jusqu’alors, le régime cherchait à projeter une image respectable uniquement sur la scène internationale, estimant n’avoir aucun compte à rendre auprès de la population syrienne.
2/Enjeux de la radicalisation et de la militarisation du conflit
Après avoir été dans un premier temps marginalisées puis ponctuellement mises en scène (tournage de séquences vidéos avec des femmes voilées portant des lunettes noires défilant à Daraya, muettes, avec des pancartes, opérations coups de poing, etc.), on a pu observer un phénomène croissant de mobilisation des femmes lors des manifestations du vendredi en automne 2011. La représentation selon laquelle plus la manifestation était massive, moins les femmes encouraient de risques, s’était progressivement imposée dans les esprits. D’autant plus que les hommes s’organisaient pour les protéger en les rassemblant toutes au centre des grandes places. Dans les villes provinciales ou les quartiers populaires où il s’agit plus souvent de défilés contestataires, les manifestantes défilaient réunies derrière les rangs d’hommes. Toutefois, depuis le début de la militarisation de l’opposition, on a observé une diminution drastique de la présence féminine les vendredis.
Enfin, depuis janvier 2012, les bombardements aériens touchent indifféremment les femmes, les enfants et les hommes. Les femmes sont touchées dans leur quotidien. Elles ont toutes perdues un être cher, un mari, un père, des enfants. Elles subissent de plein fouet les pénuries alimentaires, énergétiques, et la violence. Par conséquent, le rôle des femmes s’est progressivement élargi et accru, à mesure que les hommes désertaient leurs foyers pour combattre. Pour autant, beaucoup continuent d’agir de manière anonyme ou en cachette de leur famille, sous un pseudonyme.
Désormais, l’Armée Syrienne Libre (terme générique renvoyant aux groupes armés d’opposants) compte de nombreuses femmes militantes. Les premières n’étaient autres que les épouses, sœurs ou filles de martyrs. Ces femmes sorties de leur foyer face à la nécessité de la situation et/ou par conviction, se voient confier des tâches qui en font des maillons indispensables pour la poursuite du mouvement. Elles exploitent les conventions sociales qui d’ordinaire les excluent de toute interaction avec les hommes pour jouer le rôle d’agent de liaison irremplaçable. Jusqu’à récemment, elles bénéficiaient d’une plus grande liberté de mouvement que les hommes. Elles usent de mille ruses. Bénéficiant d’une image de femme douce et pieuse, elles suscitaient moins la méfiance des soldats et n’étaient donc pas fouillées aux checkpoints. Le port du voile et du manteau islamique s’avèrent des armes redoutables car ils permettent aux femmes de circuler anonymement dans les rues des grandes agglomérations et de faire passer des armes, des téléphones satellites, des médicaments, etc. Les activistes non voilées portent le voile pour passer incognito dans les quartiers conservateurs. Souvent, pour des missions risquées, elles remplacent les hommes. Jusqu’à récemment, les voitures conduites par des femmes n’étaient pas fouillées. Jouissant d’une image de sérieux et de loyauté, les femmes font également office d’interface entre les réseaux de donateurs à l’étranger et les rebelles sur le terrain. Elles collectent l’argent puis le redistribuent. Elles sont les reines de la contrebande de cash, médicaments et armes. Elles font également office d’éclaireur sur les routes patrouillées par les soldats. Elles gèrent les hôpitaux de campagne où elles constituent d’importants effectifs, de même dans les centres de médias et pour la logistique de l’organisation de l’aide.
C’est en partie grâce à leur mobilisation que les attaques armées des opposants se sont sophistiquées, touchant désormais le cœur même de Damas.
Toutefois, depuis la multiplication des attentats à Damas et à Alep, les soldats du régime vérifient désormais les cartes d’identité des femmes.
Parallèlement à cette dynamique, sont apparues depuis quelques mois, des mouvements féminins à coloration islamique, à l’instar des « Khawla Bint al-Aswar », la soi-disante branche armée féminine de l’Armée Syrienne Libre. Dans une vidéo du 26 janvier 2012 relayée par l’ASL, on voit 6 femmes armées de kalachnikov. Depuis, on n’en a jamais plus entendu parler. De même, le réseau des prédicatrices islamiques Qubeissyat ont pris position en faveur de la lutte armée dans une vidéo.
A Homs, une organisation armée féminine du nom de “Banat al-Walid battalion” aurait été également créée. D’autres vidéos mettent en scène de vieilles femmes voilées de noir portant fièrement un AK 47, prétendant rejoindre l’ASL après la mort de leurs fils, ou mari, n’y changeront rien.
Toutefois, cette image de « mère guerrière » semble largement relever de la mise en scène. Ces vidéos sont exploitées par certains groupes pour mobiliser davantage d’hommes mais concrètement, on compte peu de femmes qui font la guerre directement au sein de groupes masculins, d’autant plus que ces derniers sont de plus en plus radicaux et intégristes.
Dans les rues, la présence croissante des Salafistes et djihadistes aux agendas clairement religieux pose des problèmes face à la présence croissante des femmes sur le terrain. Beaucoup refusent aux femmes le droit de lutter en armes à leur côté. Quels que soient les efforts de communication en matière de genre, le conflit en cours demeure dominé par les hommes. C’est eux qui se battent et qui prennent les décisions. Les femmes jouent plutôt un rôle de support. Ces vidéos constituent néanmoins en soi un acte politique, rappelant la présence et le rôle des femmes dans le combat. Elles pourront ressortir ces preuves à l’heure des recompositions sociales et politiques de l’ère post Assad.
B-Perspectives dans la Syrie de demain
1/ Révolution sans émancipation sociale ?
Les efforts des Ba’thistes pour éradiquer certaines pratiques patriarcales se sont avérés vains, notamment en matière des crimes d’honneur. Des femmes se font encore régulièrement assassiner en Syrie au nom d’une vision de l’honneur tribal d’un autre âge. Quels sont les actes qui justifient aux yeux de pans entiers de la société l’assassinat de femmes par un des membres de leur famille ? Des relations sexuelles avant le mariage ou extraconjugales mais aussi et surtout dans la situation actuelle de guerre civile, les viols. De nombreuses dispositions législatives relatives au statut personnel (héritage, crime d’honneur) demeurent défavorables à la femme, en dépit des injonctions internationales.
Un décret présidentiel a permis la modification de l’article 548 du code pénal relatif au crime d’honneur. Mais il ne l’a pas supprimé. Le meurtrier entrant dans le champ d’application de cet article est désormais passible d’une peine minimale de deux ans de prison ferme. Dans les faits, les meurtriers continuent de bénéficier de l’indulgence de la société, du monde politique et des tribunaux.
Quand bien même les jeunes femmes ne sont pas tuées, elles doivent fuir leur famille (ou elles en sont chassées) car aux yeux de ces derniers, elles sont des filles « perdues », seules responsables de leur déshonneur. Elles doivent se réfugier en ville, loin de toute connaissance. Parfois, elles sont récupérées par un oncle ou beau-frère dans une autre ville, ou bien elles trouvent un époux, le premier venu, qui les accepte non vierges et c’est souvent à ce moment qu’elles commencent à être exploitées sexuellement dans une autre ville, loin du scandale. La Syrie a pourtant adhéré en 2005 au Protocole de Palerme visant à réprimer la traite des femmes et des enfants. Elle est signataire de la Convention pour l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes. Pourtant, il existe une grande différence entre la loi et son exécution.
Damas, capitale politique, économique et culturelle de l’Etat syrien, constituait jusqu’en 2011 le principal pôle d’accueil de la plupart des migrations internes syriennes, et à ce titre, apparaissait fréquemment comme l’ultime refuge des jeunes filles ayant perdu leur virginité avant le mariage.
Quel impact aura la guerre civile actuelle sur ces flux et sur ces femmes?
Dans le contexte d’une guerre civile latente, la question des réseaux mafieux syriens et irakiens se posent avec acuité. Le kidnapping des filles de dignitaires ba’thistes ou de notables (médecin, juge, ingénieur) à Damas et à Alep devient de plus en plus fréquent. Contre-rançon, les filles (ou enfants) sont restituées, sans garantie toutefois que l’honneur de la famille soit préservé. En revanche, que devient-il des fillettes de 13-15 ans enlevées dans les quartiers populaires ou informels de la capitale et non restituées à leurs familles ? Une prostitution de « guerre », à l’instar des Irakiennes, risque de se développer dans les faubourgs des grandes villes syriennes, de même que la prostitution « d’honneur » pourrait bien augmenter en raison des viols de guerre, le recours au crime d’honneur, dans un contexte de militarisation du conflit et d’injustice flagrante, n’étant certainement pas en phase d’être abandonné….
En effet, d’après les témoignages qui nous arrivent, les attitudes misogynes persistent à l’égard des femmes. Les hommes qui se font tués deviennent aux yeux de leurs proches et camarades des martyrs, les blessés qui rentrent chez eux, des héros. Mais les femmes, y compris celles qui se font violer et les réfugiées, demeurent stigmatisées dans cette société conservatrice. La souffrance n’est pas perçue comme équivalente.
Paradoxalement, alors que l’image d’un être faible, devant être protégée domine dans les représentations masculines, les femmes sont tenues responsables de leurs souffrances, quelles que soient les circonstances.
Or on le sait, le viol est une arme classique de guerre. Elle est largement utilisée en Syrie bien qu’il ne soit pas établi pour l’heure qu’elle fasse l’objet d’un projet précis systématisé. C’est à Homs que l’on compte le plus de viols massifs répertoriés.
Ce n’est pas anodin car ces violations de l’intégrité du corps de la femme constituent d’énormes tabous en Syrie. Dès lors, on ne sait pas grand-chose de ce phénomène, très peu de femmes témoignent et celles qui le font témoignent en abayyah, de peur d’être reconnues : elles encourent le risque de se faire assassiner par un de leur proche, malgré le contexte sécuritaire et politique.
On l’a vu, les femmes activistes sur le terrain sont victimes d’arrestation et de tortures au même titre que les hommes. Or, le simple fait qu’une femme soit emprisonnée dans un centre de détention suffit à ce qu’elle soit répudiée par son époux à son retour, même si elle n’a pas été violée. Voir certaines tuées par un membre de leur famille.
D’autres, femmes de militants, se retrouvent souvent seules avec leurs enfants, les maris étant morts, enfermés, kidnappés ou vivant dans la clandestinité. Elles se retrouvent dans une situation d’extrême vulnérabilité en raison du chaos sécuritaire qui règne désormais dans toutes les villes de Syrie.
Le cas des réfugiées est tout aussi préoccupant.
De nombreuses femmes fuient seules avec leurs enfants à l’étranger. Pendant leur périple et au cœur même des camps de réfugiés, vouées à elles-mêmes, certaines sont violées, faute de protection masculine. Or 75% des assistés par la CICR seraient des femmes et des enfants.
Il suffit de taper « femmes syriennes » sur Internet pour tomber sur des forums qui proposent des femmes syriennes (prostituées) ou sur des annonces d’hommes arabes recherchant des femmes syriennes à épouser. Il s’agit majoritairement de Saoudiens mais aussi des Libyens, des Irakiens et des Turcs qui démarchent les réfugiées à Bengazi et dans les camps de réfugiés de Jordanie pour des prix dérisoires. Ce phénomène est encouragé par des cheikhs comme Adnan Arour, un religieux radical qui a émis une fatwa de « solidarité », de devoir religieux pour encourager les hommes riches à épouser les victimes de viols afin de les laver de toute honte. Sauf que ce genre de fatwa encourage et amplifie l’exploitation sexuelle de ces victimes. C’est devenu un véritable business, d’autant plus que la femme syrienne jouie dans tout le Maghreb et le Machrek d’une réputation de grande beauté. Épouser une Syrienne constitue un fantasme pour de nombreux hommes. Des parents vendent ainsi leurs jeunes filles encore pubères à des hommes âgés. Pour les parents, il s’agit d’une bouche en moins à nourrir et cela ne leur apparait pas à tous choquant puisque ce phénomène est depuis toujours très répandu dans les milieux populaires pauvres en Syrie.
Ce phénomène renvoie aussi à des problèmes sociaux inhérents aux sociétés patriarcales conservatrices: la frustration sexuelle. Toute relation sexuelle est strictement interdite en dehors des liens conjugaux et tout mariage doit être précédé de l’apport d’une dote négociée entre le mari et les parents de la mariée. Ce qui explique que de nombreux jeunes hommes ne se marient pas, faute d’argent. Le nombre de femmes réfugiées vierges en situation de grande vulnérabilité économique étant croissant, les « prix » des dotes baissent dramatiquement, les conditions imposées par les parents de la mariée sont quasi inexistantes et le mariage peut être conclu très rapidement. Sur le territoire syrien, on observe le bradage des sœurs ou des veuves de combattants syriens à des djihadistes étrangers, cadeau de remerciement pour leur soutien dans la lutte armée. Dans de nombreux milieux, les Syriennes demeurent des marchandises de guerre.
Le cas des réfugiées en Afrique du nord et notamment en Algérie, seul pays arabe n’exigeant pas de visa pour les ressortissants arabes, est dramatique. Ces femmes ont bien souvent quitté leur pays après avoir perdu leurs maris, pères ou frères. Or il n’existe pas de camps de réfugiés au Maghreb. On ne compte plus les Syriennes accompagnées de leurs enfants mendiant dans les rues, les gares, les jardins, devant les magasins, les mosquées et autres endroits publics. Après avoir dépensé toutes leurs économies au cours d’un très long périple, elles se retrouvent dans la rue à mendier car aucun centre d’accueil ni réseaux caritatifs religieux ne s’intéresse à leur sort. Vouées à elles-mêmes, elles se retrouvent dans une situation de vulnérabilité extrême (faim, prostitution, interpellation pour délit de mendicité illicite, etc.).
2/Enjeux de la représentativité politique de la femme dans le processus transitionnel démocratique
Que ce soit sur le terrain ou en exil, les militantes souffrent d’un accès difficile aux postes à responsabilité bien que leur image soit largement exploitée pour toucher les publics concernés. Les derniers événements à Doha la semaine dernière (du 8 au 11 novembre) confirment cette tendance.
Le 7 novembre 2012, lors de la convention du Conseil National Syrien à Doha, des élections internes furent organisées afin de renouveler le leadership des organes dirigeants et surtout pour l’élargir à une plus grande diversité. Sur 41 postes, aucune femme ne fut élue. Certaines femmes déléguées présentes (du reste, peu nombreuses bien que certaines soient des actrices du terrain depuis peu en exil), épaulées par quelques délégués masculins fustigèrent ce manque de représentation féminine : « Où sont les femmes ? ». Cette absence de représentativité politique confirme leur marginalisation au sein de l’opposition en exil. Par la suite, suite à d’énormes pressions des chancelleries occidentales, scandalisées, le CNS annonça qu’il y remédierait en nommant des femmes au secrétariat général par décret. Pour améliorer son image, le CNS adopta en effet un quota de 15% de femmes au sein de son assemblée générale élargie à 420 délégués.
Coup de théâtre le 11 novembre 2012 au soir. Sous pression, les 60 membres de l’Alliance nationale syrienne, futur gouvernement transitoire syrien voulu par les Américains et les Français, ont élu Suhair al-Attassi comme vice-présidente. Suhair apparait désormais comme la caution féminine, occidentale et moderne du projet visant à réunir les minoritaires et les laïcs au sein d’une opposition unifiée. Ryad Seif, à l’origine de cette initiative fut également désigné vice-président. Il représente la caution des business man, des ba’thistes et des opposants de l’intérieur. Enfin, le président, Mo’az Khatib, ancien prêcheur de la mosquée des Omayyades, est la caution des musulmans conservateurs. Par son statut et sa personnalité de consensus, sa présence pourrait calmer les radicaux et permettre le regroupement de tous les combattants syriens, djihadistes ou pas sous son autorité.
Il ne faut toutefois pas se laisser leurrer par les apparences. A la vue des images retransmises des Syriens présents et discutant dans les halls d’hôtels, les femmes demeurent les grandes absentes du processus politique en cours. La mixité n’est pas entrée dans les mœurs syriennes, y compris à l’étranger où la branche syrienne des Frères Musulmans continue de dominer largement l’opposition. La politique demeure une affaire d’hommes.
L’argument du manque d’expérience politique des femmes n’est pas valable. La très grande majorité des personnalités émergentes dans l’opposition syrienne ne possède aucun passé politique. Ils sont pour la plupart au même stade. La nomination de Suhair constitue néanmoins un acte politique à la portée très significative en vue de mettre un terme à l’amalgame : femmes non voilées et émancipées/ femmes du régime des Assad. D’autant plus que sur le terrain, on l’a vu, ce sont bien les femmes voilées qui sont désormais les héroïnes anonymes de la révolte. Il faut donc se méfier des images fortes, telle que la médiatisation de jeunes militantes syriennes retirant leur hijab en protestation contre les structures sociales conservatives en Syrie. Il s’agit d’un geste extrêmement rare et surtout dangereux pour l’intégrité physique de ces personnes sur le terrain.
Conclusion :
Les actes héroïques de nombreuses femmes qui ont bravé les troupes de la mort du régime semblent les avoir libérés un laps de temps restreint de la tyrannie sociale. Non par conviction masculine mais par nécessité. Bien que le rôle des femmes s’avère à maints égards indispensable et décisif dans l’évolution du rapport de force sur le terrain et qu’elles soient les cibles d’assassinats et de torture au même titre que les hommes, la reconnaissance et l’avancée de leurs droits en matière d’égalité dans la Syrie de demain ne sont nullement garanties. Déjà, certaines tendances inquiétantes se confirment, que ce soit sur le plan social ou sur le plan politique. Cette situation soulève de nombreuses questions transversales.
La réappropriation de la nation syrienne passera-t-elle par la réappropriation du corps des femmes ? L’Antiféminisme, par opposition aux figures féminines instrumentalisées sous le régime syrien, sera-t-il brandi comme gage de moralité ? La révolution va-t-elle engendrer des ruptures sociales et une redéfinition des rapports de sexes dans la Syrie de demain ? Une extrême vigilance est de rigueur.